« Comme ceci. Aguamenti. » Sa voix, rauque, résonna dans la salle alors que, avec une précision quasi chirurgicale, son jet d'eau allait abattre la cible postée un peu plus loin. Le rond de toile et de paille rebondit et se remit, comme par magie, à son emplacement. Il tourna ses pupilles pâles vers la masse d'élèves qui lui faisait face. Aucun ne pipait mot, et il hocha la tête comme pour les encourager à une réaction. « Je vous laisse la main, à votre tour. Vous avez vu le geste, vous connaissez le sortilège. En rang, devant moi. » Dans un léger brouhaha et des bruits de raclement de chaises, les jeunes se levèrent pour venir se mettre un par un devant Iorek. La première de la liste alphabétique lui jeta un coup d'oeil un peu angoissé. Il ne comprit pas mais s'approcha d'elle pour lui laisser la place face à la cible. « Il faut bien que quelqu'un débute » susurra t-il avec ce qui aurait pu être de l'humour. Antéva leva sa baguette, mordilla sa lèvre, puis murmura le sort.

« J'ai toujours aimé la métamorphose » murmura Iorek à Miss Prince, celle qui avait la place que j'avais toujours rêvé, professeure de métamorphoses. Il lui offrit un rapide sourire, comme un éclair dans un ciel d'orage. Il aurait pu la jalouser, mais il n'avait que respect pour elle. Il se leva et retourna dans son bureau, où l'attendaient des livres d'histoire. Il souhaitait retrouver un vieux sort dont il avait entendu parler étant jeune. Les sortilèges mêlaient beaucoup d'autres domaines : linguistique, langues étrangères, une compréhension pure de la magie. Iorek avait toujours aimé s'entourer de livres, alors qu'il faisait des recherches. L'odeur du parchemin, les effluves de l'encre alors qu'il prenait des notes, tout cela lui rappelait sa jeunesse quand il était un brillant serdaigle. Il s'affala dans son fauteuil, près de la cheminée, et après avoir vérifié que Zef dormait sur le manteau de la cheminée, il ouvrit le livre délicatement, presque avec douceur. Le marque-page dévala le vélin et il le rattrapa avec un pincement au coeur. Il s'agissait d'une rose séchée, mise sous plastique transparent. Il lui semblait que l'odeur était encore là, et il se souvint avec nostalgie du moment où Camilla le lui avait offert.

Ils avaient vingt ans. Ou peut-être vingt-cinq. Cet âge où tous se croient invincibles, immortels. Ils s'aimaient, comme seuls peuvent s'aimer de jeunes gens fous. Ils étaient mariés, depuis peu. Elle lui avait tendu ce marque-page. En souvenir de leur première rencontre, sous l'arche couverte de roses en boutons. Il s'était penché, il l'avait embrassé. Les baisers se teinteraient, au fur et à mesure d'un goût de cendre et de sang, jusqu'à ce que Camilla ne cesse de se battre contre la maladie qui la rongeait, incurable. Il aurait voulu brûler la terre entière, de lui avoir pris celle à qui il tenait le plus au monde. Il aurait voulu calciner cette Terre qui ne portait aucune justice. Mais il ne fit rien de tout cela, pleura, cria, et continua à vivre, un pas après l'autre.

Zef le fit sursauter. Comme si l'oiseau avait senti son humeur maussade, il était venu se poser sur sa main tremblante, qui tenait le marque-page. « Zef » murmura t-il, sans trouver les mots qui apaiserait sa propre âme. Son essence avait buté contre quelque chose, le jour où il avait dû enterrer Camilla. Son être avait perdu un morceau, s'était fissurée comme sous l'effet d'une tempête. Son index droit vint caresser la tête duveteuse du hibou. « Cherchons ce sortilège » dit-il d'une voix plus forte, comme pour chasser les fantômes du passé. Ses élèves n'avaient rien de revenants, et vivre parmi les morts n'avait rien de plaisant.

La forêt sentait le sapin, l'odeur rude et intense de terre. Iorek repoussa une branche, et atteignit le lac. Sa fourrure était imbibée d'humidité. Il avait plu, et cela lui plaisait. Il grogna et fit peur aux créatures de l'eau. Il secoua son museau, sa masse imposante frissonna, et à l'orée des bois dangereux, il reprit forme humaine. Ses griffes avaient laissé derrière lui des sillons dans la terre meuble. La bête avait parlé, la bête avait lacéré les troncs d'arbre, avait chassé sans tuer une biche. Les centaures l'avaient observé d'un oeil mécontent passer, sachant pourtant qu'une bête pareille n'était autre qu'un professeur - un ours polaire aussi loin de son habitat naturel, ce n'était guère normal. Mais même sous cette forme faite pour la neige et la glace, Iorek souffrait rarement de la chaleur. La nuit était sienne, lorsque ses insomnies l'empêchaient de lire, lorsque son crâne semblait sur le point d'exploser. La vitesse de sa course, les rugissements de son gosier explosaient en gerbes animales dans son cerveau aux pensées humaines. Cela faisait tant de bien, parfois de lâcher prise, juste un peu.